CocoRosie - Noah's Ark
(2005)

[Pre-scriptum: je tiens à signaler que je suis une sorte de pseudo-mélomane autodidacte n'ayant donc jamais vraiment bénéficié d'un apprentissage de la musique au sens large, ni d'influences d'un quelconque mentor. Vu ma relative ignorance des techniques, courants, filiations ou autres règles rythmiques, mon appréciation de la musique se borne donc à une approche éclectique essentiellement sensitive et affective. J'ai longtemps hésité à écrire des critiques d'albums pour ces raisons – outre mes vieilles tentatives naïves dans le journal de mon lycée à la fin du siècle dernier! – et puis je me suis dit que malgré une culture plus développée dans d'autres domaines, je n'avais pas de raison d'être fier de ce que j'écris à propos de films ou de bandes dessinées… donc autant que tout le monde profite aussi de ma médiocrité au rayon musical de Tohu-Bohu! Donc voilà, je me lance, pour le meilleur et pour le pire. Alea jacta est…]

La couverture annonce le ton: un dessin a priori enfantin et angélique mais au-delà de l'esthétisme, ne nous y trompons pas, il s'agit bel et bien de trois licornes adeptes de triolisme! Les photos du duo de sœurs (Bianca et Sierra Casady) confirment cette impression dichotomique: habits bariolés mais visages blanchâtres, froids, presque effrayants, dignes des autoportraits de Frida Kahlo… L'album se situe dans cette même atmosphère iconoclaste, un monde hybride entre poésie douce et sonorités dérangeantes. Plus que du chant (ou "moins" que du chant, diront certains!), les voix féminines geignent, tremblent, sanglotent presque, tirant l'écoute au-delà de la musique, dans des sensations intérieures d'une douleur mystérieusement agréable. Cet anti-conformisme du chant ressemble à un mélange sous acide de Leah Andreone et Cat Power, ou une version féminine de Tom Waits, pas si loin non plus des raclements de Tagaq qui ont fait frémir les oreilles sur le Meðulla de Björk. La tonalité plaintive crée cette vibrante impression de nostalgie qui parcourt l'album – d'ailleurs la guest appearance d'un MC nommé Spleen n'est sûrement pas une coïncidence!

Le style est assez indéfinissable: aux confins du folk underground et des ballades hippies, empruntant ça et là aux musiques indiennes ("Brazilian Sun") ou à un rap français méconnu ("Bisounours")... Des mélodies élémentaires ressemblent occasionnellement à des berceuses, apportant ce semblant d'innocence qui contraste avec l'ambiance lourde de l'ensemble: bruits inidentifiables, sons d'animaux, voix d'opéra, souffles, orgue, téléphone, dissonances diverses… On se trouve parfois à la limite du lugubre lorsque cet univers composite parvient à procurer de troublants frissons. Sur "The Sea is Calm" par exemple, le piano résonnant et sombre à la Jon Brion, les murmures en français et des sortes de clappements répétitifs participent à ces sensations étranges. Quelquefois le rythme se veut un peu plus dynamique, notamment dans l'excellente boucle de "Noah's Ark", qui laisse les voix faire le gros du travail sur une mélodie plutôt sommaire – mais efficace.

Toutefois, ce ne sont pas les basses qui guident forcément cet album. Car comme le préconise docteur Tobin dans une interview accordée à W Sound : « Il faut toujours éviter la répétition et motiver l'excitation de l'auditeur en le surprenant, en ne le laissant pas deviner ce qui va se passer dans un morceau.. » Et tout se stratagème fonctionne pour le mieux ici. Les rythmiques syncopées heurtent parfois au premier abord (comme dans Kokubo Sosho Stealth où l'on se demande quand le sample de roulement jazzy va retomber sur ses pattes), les breaks sont légions mais débarquent souvent à l'improviste et on ne compte plus le nombre de fois où le tempo décuple et inversement. Bref, du grand art ! Mais que les nantis du genre se rassurent, on est loin d'un certain élitisme « prise de tête » à la Autechre ou Venetian Snares. Et ça n'a peut être jamais été autant vrai qu'à travers ce Chaos Theory . Car finalement, après de nombreuses écoutes et une attention des plus appliquées, on remarque que la structure des morceaux qui compose l'album pourraient tous se résumer sous la forme suivante : introduction / première rythmique / break / seconde rythmique / conclusion.

Les titres et paroles participent à la même logique de trompe-l'œil. Un titre banal comme "The Sea is Calm" raconte une douloureuse légende post-moderne, "Beautiful Boyz" s'avère être l'histoire d'un voyou homosexuel qui trouve l'amour en prison, la beauté de "South 2nd" cache une bagarre tragique à Brooklyn, "K-hole" et "Armaggeddon" sont d'incompréhensibles délires teintés de religion, de zoologie et de culture populaire… et de façon générale sont apposés termes mystico-religieux et injures diverses! L'ensemble est hypnotique, perturbant, assez triste il est vrai (d'aucuns diront déprimant), et étonnamment varié tout en étant cohérent, laissant le destinataire dans un état second. On s'évade dans des sphères occultes, à l'interface du rêve et du cauchemar, se laissant hanter par ces morceaux dont la curieuse harmonie reste collée à la mémoire.

Raphoufoune