Voici une nouvelle de Salaryman présentée au au Concours de la Nouvelle
Universitaire 2005.

Mais qu'est-ce que je fous ici ? Déjà que l'idée de retourner à la fac ne me réjouissait pas, mais si en plus c'est pour réinstaller une trentaine d'ordinateurs avec un CD rayé ! J'informerais bien la direction du problème, mais à quoi bon ? J'ai traîné assez longtemps ici pour savoir qu'ils n'ont pas d'argent, même pour un nouveau CD. Du coup, il faudra bricoler pour que leur système fonctionne correctement. Mais avant ça, je dois me contenter de regarder la barre de chargement des fichiers se remplir de façon démesurément lente …
Je prends une pause.
Je sors enfin de cette grande salle vide aux murs rosâtres. Je croise de plus en plus de monde dans l'escalier que je viens d'emprunter, notamment des étudiantes. J'avais oublié qu'il y en avait autant ici. Je me rappelle maintenant pourquoi j'allais en cours !
Un brouhaha ambiant s'intensifie. Débarqué dans le grand hall en bas des escaliers, je comprends qu'il y a un intercours. Ça se bouscule, ça fume une clope, ça parle, ça rit, ça se précipite parfois … Un son saturé survole difficilement cette scène. C'est un manifestant qui braille. Debout sur une table, il déverse dans un gigaphone des phrases écrites sur une feuille de papier.
Je m'attarde un peu sur lui, tout en avançant. Sa voix dérive vers les aigues et il lève le poing. « … pas se laisser faire » : c'est le seul truc que j'ai cru comprendre, et c'était sa dernière phrase. Un groupement de personne, sans doute ses amis, l'applaudit. Mais d'autres se mettent à le huer. Les manifestants interpellent alors ces derniers, qui toutefois s'excusent bien vite. Rien ne semble avoir été sérieux dans leurs intentions. Ça passe encore cette fois, mais ça ne durera pas longtemps comme ça.
« Excuse-moi, t'as cinq secondes ? » Mon regard se retourne vers cette jeune fille qui m'accoste. « T'as entendu parlé de la pétition qu'on fait tourner contre la réforme Broissard ? » Une brune, cheveux courts, portant des lunettes rectangulaires. « Euh, en fait je suis pas étudiant.
- Ah bon ? … Mais, c'est pas grave, ça te concerne quand même. On sait jamais, si tu reprends tes études. » Je pressens qu'elle veut développer son argumentation. Mais moi, je veux profiter de ma pause.
« C'est vrai, on sait jamais. » J'emprunte son stylo et signe en bas d'une feuille. Après tout, les pétitions ne servent à rien.
« Je t'aurais pas déjà vu dans mon amphi, questionne la fille.
- Non, ou bien y a longtemps.
- Ah bon ?
- Voilà, lui dis-je en rendant son stylo. »
La jeune fille me remercie à peine. Je m'éloigne assez pressement, ma pause s'est déjà suffisamment allongée.

***

« Amphithéâtre Jean Moulin. » Je suis sûr qu'il y est entré. J'hésite quand même un peu. Espérons que la salle soit vide !
C'est loin d'être le cas ! Devant un parterre de cent cinquante étudiants, un professeur quinquagénaire à la barbe grisonnante disserte en solitaire. Je m'empare discrètement d'une place non loin de moi. Personne ne semble m'avoir remarqué.
« Alors, t'es bien dans mon amphi finalement. » C'est la jeune fille à la pétition. Elle me dévisage ouvertement. Elle affiche un large sourire, d'où découle une certaine dérision. « Non, non, j'ai suivi quelqu'un qui allait dans cet amphi. Mais je l'ai perdu de vue maintenant.
Elle écarquille les yeux. Pourquoi elle ne me croit pas ? « Elle ressemble à quoi cette personne ?
- C'est un dreadeux, châtain avec un petit bouc. Il serait pas dans ta classe ?
- Je pense pas. Mais qu'est-ce qu'il t'a fait pour que tu le suives jusqu'ici ?
- C'est un de mes anciens potes du temps où j'étais en cours ici … Mais c'est pas grave, je le verrais une prochaine fois. »
Je me lève aussi discrètement que je suis parti. Je lance à la fille : « Bonne fin de cours alors.
- Bah attends, je sors aussi. Ça te dis un café ?
- Ouais, pourquoi pas ? »
Pourquoi j'ai dit ça ? C'est comme si quelqu'un l'avait dit à ma place. En tout cas, la jeune fille semble satisfaite. Nous quittons alors la salle, ensemble. Il est maintenant trop tard pour refuser. Je n'ai pas fini de travailler aujourd'hui.

***

Je ne trouve pas le sommeil. Il est 3 H 24 et un cauchemar m'a réveillé. Mais je ne sais plus de quoi il s'agissait. En plus, la respiration lourde de Mélanie n'arrange rien aux choses. J'aurais mieux fait de dormir chez moi, mais elle a insisté pour que je reste.
Pourtant, il n'y a rien entre nous. Pour moi, elle n'est qu'une jolie brune, et pour elle, comme elle dit : « c'est une affaire de cul. » C'est elle d'ailleurs qui a édicté ces règles, et pourtant, c'est la première à les briser. Elle est vraiment pleine de contradictions, et ça devient vite énervant, hors activité sexuelle.
Encore tout à l'heure, on s'est disputé à propos de la réforme Broissard. Mais cette réforme est dans son intérêt pourtant ! C'est vrai, baisser le nombre de matières tout en augmentant le nombre d'heures de cours, ça va lui donner une véritable formation. C'est pas comme pour moi qui serais toujours chômeur si mon cousin n'avait pas monté sa boîte.
Mais elle préfère dire que c'est une mauvaise chose de catégoriser les facs, bien que ça ne la dérange visiblement pas de faire la même chose avec les gens. La preuve : pour elle, je ne suis qu'un cliché d'informaticien. Décidément, un monde nous sépare.

***

J'ai encore du mal à y croire. Un virus. Tout ça provenait d'un virus, logé dans le disque dur du dernier ordinateur à formater. Comme par hasard. Mais le plus incroyable, c'est que ce virus a été crée spécifiquement pour saboter le réseau interne. Mais pourquoi ? Les dossiers scolaires ne s'y trouvent même pas ! Décidément, les étudiants d'aujourd'hui me dépassent, Mélanie y compris.
Celle-ci se met maintenant à critiquer mon attitude, surtout « après ce qu'il s'est passé mardi. » Je ne sais pas encore ce qu'elle est partie s'imaginer mais je ferais mieux de l'éviter quelque temps …
De toute façon, c'est mon dernier jour à la fac. Une fois ce virus annihilé, ce qui me paraît tout à fait faisable, j'en aurais fini avec ce contrat. Reste moins d'un quart d'heure de travail.
J'irais ensuite rejoindre Yohann. C'est tout de même incroyable qu'il soit encore à la fac, lui qui ne cessait de la critiquer. Tout aussi incroyable que son mail. Je ne pensais pas qu'il avait gardé mon adresse après deux ans.
Je me demande ce qu'il est devenu. Mais il faudra attendre ce soir pour le savoir, à l'arrêt de métro Zola. Quelle drôle d'endroit pour un rendez-vous ! Mais c'est lui qui l'a convenu. Décidément, la bizarrerie est de mise aujourd'hui.

***

Mince ! Cet inséparable sweat à capuche gris, c'est bien le sien ! Et moi qui pensais qu'il était en retard. Mais comment l'aurais-je remarqué plus tôt, plongé comme il est dans l'obscurité de ce renfoncement en bout de quai.
« Salut ça va, lui envois-je à sa rencontre, ma main tendue vers la sienne.
- Ça va. » Il sourit. Il est visiblement content de me voir. « Alors comme ça t'es toujours à la fac, lui dis-je
- Et ouais.
- C'est dingue, si on m'avait dit ça à l'époque. Mais c'est parce que t'as rien trouvé d'autre ? » Son sourire régresse. « Non, non. C'est moi qui ai voulu continuer.
- Sérieux ?
- Et ouais. Je me suis finalement rendu compte que ma place était là-bas.
- Eh ben. J'ai du mal à te reconnaître, là. » Il tire un sourire en coin. « C'est normal. » Sa main monte vers sa tête. « Peut-être … » Elle effectue un lent balayage devant son visage. Mais comment ? « … me reconnaîtras-tu mieux … » Ses cheveux semblent rétrécir après le passage de sa main ! « … comme ça. » Ses traits se sont déplacés. Son teint s'est blanchi. Non ! C'est pas vrai ! C'est impossible ! Il s'est transformé en rien d'autre que … moi ! « Mais … qu'est-ce qui s'est passé ?
- Rien. Je me montre comme je suis, c'est tout, dit-il d'un air étrangement satisfait.
- Ça veut dire quoi ces conneries ? Où est-ce qu'il est Yohann ?
- Tu ne te rappelles toujours pas ?
- Mais me rappeler quoi ?
- Yohann est mort, il y a deux ans dans un accident de voiture. Comment t'as pu oublier une chose pareille ? »
Tout me revient. L'attente avant d'aller en cours. La tête morne du professeur. L'annonce faîte à l'amphi. Et mon mépris soudain envers tous ces gens qui ne savaient même pas de qui il s'agissait. Et mon dégoût envers ceux qui l'oublièrent bien vite à l'approche des examens de fin d'année.
«  Ça te revient, questionne mon double. Tu te rappelles maintenant pourquoi t'as arrêté la fac ? » C'est vrai ! En fin d'année, j'arrivais plus à supporter cette indifférence générale. « Et c'est à ce moment que j'ai commencé à exister.
- Mais t'es qui toi ? Mon inconscient ?
- Pas vraiment. Disons plutôt que j'étais celui qui te donnait des notes brillantes, et qui te promettait à une belle carrière. Bien sûr à l'époque nous ne formions encore qu'un. Mais les événements ont tourné en mon désavantage, et tu as fini par m'ignorer, puis m'oublier. Seulement, je n'ai pas disparu, et tandis que tu spécialisais une partie de ton esprit à l'informatique, l'autre partie que je suis à réussi à se sauvegarder, et même se développer. En fait, je suis une autre conscience, issue de la tienne.
- Tu veux dire que je suis schizophrène ?
- Exactement, à la différence que nous vivons simultanément. Et c'est bien là le problème. Nous sommes deux dans le même corps, et pour l'instant tu en as la majeure propriété.
- Comment ça « la majeure » ?
- En effet, quand tu dors j'arrive à le contrôler. Et c'est comme ça que j'ai organisé ton contrat avec la fac, le retour de Yohann et l'affaire du virus. Ça n'était pas de belles coïncidences. Mais tout ça prend fin ici avec notre rencontre.
- Mais pourquoi tu voulais tant qu'on se rencontre ?
- C'est très simple. Maintenant que tu as pris conscience de moi, je te demanderai juste de faire un choix. Soit tu pars vers la gauche de ce quai, et dans ce cas, un métro t'amènera vers une nouvelle vie où tu reprendra tes études, et où nous formerons de nouveau une seule et même personne. Soit tu choisis d'aller vers la droite, où un métro te ramènera chez toi. Seulement, tu ne pourras jamais m'oublier et tu resteras schizophrène. Alors, fais ton choix. »
Comme si c'était simple ! Comment savoir si une vie ou l'autre vaut plus la peine d'être vécu ? Moi je ne connais que ma vie, et c'est celle que je veux vivre. Mais je ne pourrais pas supporter notre double existence. « Où est-ce que tu vas, me demande-t-il ? » Il y a pourtant un autre choix possible. « Je savais que tu allais réagir comme ça. » Je suis tout au bord du quai. Je regarde vers la gauche, au fond du tunnel. « Alors tu veux te débarrasser de notre corps, c'est ça ? » Des lumières brillent au loin. Un son rauque se fait de plus en plus présent. « Et bien saute ! Saute, et nous serons séparés. » Il arrive. C'est imminent. Plus que cinq secondes. Moins encore.
Je bascule. En arrière. Des vitres défilent. Le balayage se ralentit cependant. Le métro est passé, à cinq centimètres de mon visage. Il s'arrête désormais au loin et y dessert quelques passagers, comme tout métro.
Je sens une présence sur mon bras. Je me retourne : c'est Mélanie. Mais comment ? Un hasard ou … ?
Elle me regarde, figée, stupéfaite par ce qui vient de se produire. Moi, je suis muet. Soudain, elle réagit avec colère. « A quoi tu joues là ? Tu m'as donné rendez-vous pour que je te vois te suicider, c'est ça ?
- Quoi ? … Je sais pas. »
Mes paupières sont si lourdes. Mes jambes fléchissent. Je tombe.
Ses bras m'encerclent. « Mais qu'est-ce qu'il t'arrive, dit-elle d'une voix surprise.
- Sors moi d'ici.
- Ok, on y va. » Je ne vois plus rien, mais j'imagine sortir par la même où je suis arrivé. Le retour en arrière, c'était aussi une possibilité … mais ça n'est pas la solution.

***

« J'espère au moins que la bouffe sera bonne. » Mon sourire a beau faire, Mélanie ne sort pas de sa morosité. « T'es vraiment sûr de vouloir être interné, demande-t-elle alors.
- Bah, t'as bien entendu la psychiatre : le principal c'est d'être conscient de sa folie.
- Si tu le dis. » Rien n'y fait décidément.
«  Tu sais, j'y ai vraiment cru à un moment … à nous deux, annonce-t-elle.
- C'est normal. Je pense que mon double tient vraiment à toi. C'est pas pour rien d'ailleurs s'il t'a appelé tout à l'heure, c'est qu'il voulait te revoir. Seulement ce n'est pas moi. Enfin, c'est plutôt comme si j'étais un aimant. D'un côté, lui tu l'attires, mais moi tu me repousses. Sauf sexuellement, là au moins on s'accordait. » Un silence pesant s'installe. J'aurais dû être moins rude.
« Mais à ton avis, si tu redeviens une seule personne, je t'attirerai ou je te repousserai ?
- J'en sais rien. Je connais à peine mon double, et je le trouve si différent.
- Pourtant, vous êtes pareils. C'est juste les événements qui vous ont éloigné, non ?
- Si, mais ça a suffi pour faire de nous deux personnes à part entière. D'ailleurs, je me demande pourquoi il a survécu.
- Peut-être que tu t'es trompé de voie, et qu'en réalité, t'étais passionné par tes études.
- Possible. Mais j'aime aussi l'informatique. En fait, il faudrait que je développe autant ses deux passions pour guérir. Et ça risque d'être compliqué avec la réforme.
- T'es de notre côté maintenant ?
- Plutôt. C'est qu'il suffit de me regarder pour comprendre qu'en fragmentant les campus, on va fragmenter les esprits. Mais vu comme les choses tournent, cette réforme va passer. Et comme pour moi il y a deux ans, tu vas devoir choisir de développer une partie de toi-même. Mais ne laisse pas ce choix gouverner ton avenir. Vois plus loin que ton horizon professionnel. Multiplie les expériences. Et si ton esprit résiste à tous ces événements, tu auras trouvé qui tu es, et non pour quoi tu es faîte. »