Comme un Roman
(1992)
de Daniel Pennac

En écrivant Comme un roman , Daniel Pennac a accompli un véritable tour de force (qui plus est avec modestie!): réussir un hymne à la lecture tout en la désacralisant! Il nous plonge littéralement dans nos propres pensées (à travers les siennes), nous encourageant à interroger notre rapport personnel à la lecture, abordant avec simplicité et humour une multitude de situations parmi lesquelles chacun pourra se reconnaître ça et là – sinon partout! Il s'agit d'une analyse limpide d'une société multi-facettes et d'une critique pertinente d'un système d'éducation à la pédagogie inadaptée et aux exigences décalées par rapport à ses supposés objectifs. En cela, il s'adresse à tous, adolescents comme adultes, lecteurs "amateurs" comme professeurs de lettres, prolétaires comme intellectuels… Un livre contre la discrimination inter-lecteur en quelque sorte!
En fait, ce n'est pas tant la lecture elle-même que Pennac désacralise mais sa conception qu'"on" nous impose inconsciemment par l'intermédiaire de stéréotypes séculaires – donc qui ont la vie dure! C'est donc un appel à l'instinct individuel, à la soif de satisfaction quasi égotiste, à la déculpabilisation nécessaire pour atteindre un éventuel plaisir sincère de lire, et surtout à la liberté absolue de la lecture. Car le fond du problème est bel et bien dans le titre de sa deuxième partie, Il faut lire (le dogme) , véritable réquisitoire contre un certain conformisme buté, une relative étroitesse d'esprit, une attitude arrogante de pseudo-vérité absolue, une habitude péjorativement ancrée dans la société, incapable d'évoluer ni de s'ouvrir à l'individualité de chacun, à la spécificité d'appréhension de la lecture, à l'immense éventail de goûts, de personnalités, d'antécédents, de capacités…

Bref cet essai est une sorte d'extrémisme de la tolérance (si je peux me permettre ce quasi oxymore!), indispensable pour (re)voir fleurir en chacun cette envie profonde de lire, cette fascination qui nous habite quand on la découvre – celle-là même que Pennac décrit de façon remarquable dans la première partie, Naissance de l'alchimiste , plongée sublime dans cette seconde naissance qu'est l'apprentissage progressif de la lecture au fil de notre enfance.

Evidemment, Pennac l'avoue implicitement: passé un certain stade de rejet et/ou d'oubli, il faut savoir impulser aux autres ce retour au livre, qui n'est donc pas si volontaire mais pas imposé non plus. De ce côté-là, ses exemples sont si enthousiastes qu'ils paraissent parfois utopiques mais ils n'ont aucune prétention à se revendiquer comme un mode d'emploi unique. Non. Il ne s'agit que d'anecdotes croustillantes et encourageantes (d'aucuns diront optimistes), montrant le chemin du possible sans pour autant en dissimuler les complexités. C'est le sujet essentiel de sa troisième partie, Donner à lire , exhortation au cadeau de la lecture, avec toute sa pluralité d'alternatives.
Vient enfin la partie IV, Le qu'en-lira-t-on (ou les droits imprescriptibles du lecteur) , sorte de dogme anti-dogme – donc paradoxal mais tellement sensé! Ça ressemble parfois à une impossible interdiction d'interdire si l'on veut bénéficier de ces droits!

 

Le premier, le droit de ne pas lire, devrait nous inciter à l'ignorer, de même que le second, le droit de sauter des pages , pourrait nous donner envie de le parcourir à moitié. Et le troisième, le droit de ne pas finir un livre , nous donne la possibilité de ne pas lire les droits suivants. Tout semble quasi contradictoire et en même temps simpliste… et pourtant! A la lecture de ses droits, le lecteur de Comme un roman se sent libre, les phrases fusent dans son esprit comme s'il les avaient lui-même pensées car elles frappent l'essentiel. Véritable apogée de cet essai, résumé essentiel des réflexions de Pennac, les droits du lecteur s'imposent à tous comme évidents et enthousiasmants. Le lecteur peut même être surpris de réaliser à quel point ils s'inscrivent rapidement dans sa chair, devenant déjà des instincts de lecteurs qui lui permettront de vaquer librement à ses lectures futures.
Le droit de relire
peut nous faire recommencer cet essai depuis le début jusqu'à épuisement, histoire de nous ré-abreuver de ce qui nous a tant ouvert les yeux! Arrivé au droit de lire n'importe quoi , on peut se poser la question: venons-nous de lire "n'importe quoi"? Euh, ben ça dépend de ce qu'on entend par "n'importe quoi" et du goût de chacun donc oui et non! Le sixième droit peut laisser un peu perplexe celui qui n'a pas lu Flaubert: le droit au bovarysme (maladie textuellement transmissible) . Avouons-le, j'en fais partie! Toujours est-il que ce passage m'encouragerait à demander la vaccination de tous par la lecture de ce livre! Le droit de lire n'importe où s'est vérifié pour ma part: j'étais tellement scotché à ce bouquin qu'il m'a donné l'habitude de parcourir la ville à pied tout en lisant. Le droit de grappiller donne l'envie de se confectionner un best-of perso de ses passages préférés, de surligner, de noter des citations partout... On aurait presque le désir d'agir chez un libraire comme chez un boucher: « avec ceci? – oh, mettez-moi quatre tranches bien épaisses de Stephen King et une tranche fine de Molière s'il vous plaît! » Quant au droit de lire à haute voix , il tendrait à vouloir passer pour un fou en lisant des extraits aux passagers anonymes du métro. Enfin, dixième et ultime droit de nous taire contraste avec le droit précédent, avec cette envie irrésistible de partager ce qu'on a lu, d'en parler indéfiniment - avec l'existence de cette "critique" aussi...
Au final, ce livre apparaît comme un grand mais délicieux paradoxe: l'auteur commence par supplier « de ne pas utiliser ces pages comme instrument de torture pédagogique » et pourtant, malgré lui, il a composé une sorte de littérature ultime, en quelque sorte un serpent qui se mord gentiment la queue, un chef-d'œuvre – n'hésitons pas un instant à employer ce terme mérité – qui pourrait constituer ironiquement la seule lecture à imposer! Une prescription fondamentale si l'on veut que chacun s'accepte comme il est et lise comme bon lui semble. Pas vraiment un instrument de torture, donc, car nul besoin de compte-rendu ni d'analyse ni de test de compréhension, mais juste un livre au potentiel quasi providentiel qui mériterait d'être partagé par tous tant il endosse presque une valeur d'intérêt général! Un summum de vérité universelle alors que ces écrits revendiquent le contraire! Comment résoudre ce dilemme, ce besoin irrésistible de faire découvrir aux autres ce qui semble pour moi une révélation indispensable, une réflexion raisonnée et nuancée, une sagesse généreuse? Désolé Monsieur Pennac de vous contredire en voulant vous suivre! Peut-être n'ai-je pas encore intégré suffisamment vos "leçons"? (Rien que là je me trompe puisque je sais que vous ne voulez surtout pas donner de leçons à travers ce livre!) Sans doute devrais-je relire la partie III pour trouver des réponses… Oh et puis même tout le reste! Dans tous les cas: merci du fond du cœur. Au moins pour moi !

 

Editions Gallimard

 

Raphoufoune