Période Glaciaire
(2005)
de Nicolas de Crécy

Puisque cet opus propose un voyage dans le temps, procédons chronologiquement… et commençons donc par louer la couverture, attractive sans être tape-à-l'œil, d'une beauté sobre qui promet bien des plaisirs visuels à l'intérieur! Ouvrons ensuite cette caverne d'Ali Baba et remercions aussi la qualité du papier Munken Pure utilisé et son accueillante senteur – on oublie trop souvent à quel point le plaisir de sentir un livre joue sur le bonheur de tenir dans ses mains un tel concentré d'imaginaire! Puis vient cette première planche – la traditionnelle page 3! – qui donne le ton: flous mystérieux, graphisme néo-expressionniste, personnage animalesque baroque… Les pages suivantes nous indiquent une certaine froideur humaine qui contraste avec le cœur de ce chien-cochon parlant nommé Hulk, sorte de personnification d'un esprit judicieux et érudit, dont la sagesse s'avèrera quasi-providentielle.
L'anecdote du blason de l'O.M. (relayé quelques pages plus loin par celle du marché de Rungis) nous dresse le contexte en deux coups de pinceaux: dans un futur indéterminé (seule un indice imprécis à la page 70…), un groupe d'humain part à la recherche de vestiges du XX ème siècle, le paysage étant enfoui sous une épaisse couche de neige et de glace depuis un temps suffisamment long pour que l'oubli ait fait son travail dévastateur.

L'interprétation burlesque de ces découvertes rappelle l'excellent La Civilisation perdue, naissance d'une archéologie de David Macaulay (1982), chef-d'œuvre de pertinente ironie dans la littérature enfantine. Chez de Crécy comme chez Macaulay, on perçoit cet appel à la prudence d'interprétation, dans une analyse adéquate et cocasse d'un recul trop important face aux faits (indubitablement lié à une absence de recul sur les standards et références contemporains aux découvreurs) et du danger de dresser des conclusions trop hâtives sur la base d'éléments fragmentaires. Par extension, il s'agit en quelque sorte d'une certaine critique de la désinformation et du détournement d'informations qui prend un écho particulier dans notre société de médias de masse.
Malgré cet élément perturbant, de Crécy parvient néanmoins à raviver la lueur inspirée du départ avec l'émergence soudaine du Louvre, sorti des antres glacées, trônant tel un bateau échoué – et rappelant les extraordinaires décors du Paris ensablé du Peut-être de Klapisch. Suit une visite insolite du fameux musée parisien, guidée par un esprit volontairement naïf et dégagé de toutes références explicatives. Au-delà de la critique évoqué plus haut, cette plongée originale dans le Louvre nous offre la possibilité inestimable de jouer avec le passé, de broder une Histoire alternative – ou plutôt des histoires fictives que l'on insère dans une Histoire effacée. Brève réflexion sur l'évolution des mœurs aussi, avec cette idée maîtresse que l'Histoire de l'humanité n'est pas linéaire – évidente mais grande leçon anti-déterministe! De son côté, Hulk nous livre une vision plus réfléchie, plus sage, plus perspicace… jusqu'à sa rencontre presque paranormale avec l'art antique! A première vue, la volonté de faire parler les objets d'art peut paraître soit crétine (on dirait une pâle inspiration toy-story-esque!) soit scandaleuse (pour les puristes qui verraient un non-respect de l'art en attribuant de telles répliques à ces œuvres!), mais à y réfléchir de plus près, il s'agit d'un style néo-mythologique: quelle différence entre ces chamailleries entre objets d'art et les mœurs des Dieux de l'Olympe?

 

Cette vision de l'art permet de le désacraliser tout en lui donnant vie, se moquant parallèlement du côté statique des expositions, du comportement apathique du visiteur moyen (et la morphologie de plus en plus obèse de la société moderne!), et d'une hiérarchie de valeur, arbitraire donc inique, infligée à des morceaux de passé qui n'ont rien demandé! Dommage que la succession des œuvres utilisées par le récit joue ce même jeu de surenchère et d'accumulation assommante que de Crécy semble pourtant reprocher au musée*.

Puis vient le Pierre Séguier, chancelier de France de Charles Le Brun, que de Crécy a choisi comme porte-parole d'une évocation historique à la portée douloureuse (l'invasion nazie) et au message déstabilisant: « cette aventure nous a fait comprendre une chose… qu'aux yeux des hommes nous avions plus de valeur que la vie de leurs congénères ». Plus qu'une anecdote authentique de l'histoire du musée, cet épisode rappelle l'importance prééminente du passé pour l'Homme: au-delà de la sauvegarde de l'individu, nos civilisations sont particulièrement attachées au respect de leurs cultures, concernées par l'effroyablissime affront que l'oubli incarne – en particulier l'oubli forcé. Frémit alors cette idée de mémoire collective indispensable, nécessaire, dont l'effacement rendrait stérile l'existence humaine. Jusqu'à quel point? C'est sans doute la question sous-jacente que matérialise cet exemple nazi, extrême et polygénique offense à l'humanité…
L'attaque de Gregor et Estéban par le Bœuf écorché de Rembrandt donne un autre tournant à l'histoire en vue de son dénouement, les intentions de Nicolas de Crécy n'étant dès lors pas toujours très claires – on est au moins obligé d'avouer que ça permet de s'affranchir de certains discours relativement appuyée voire ostentatoire de Période glaciaire !

Les dernières pages forcent le côté fantastique à son comble pour libérer symboliquement l'Histoire des Hommes et vice-versa, en prônant (apparemment) une analyse transversale et raisonnée de l'Humanité, notamment par l'intermédiaire des héritages artistiques, intrinsèquement universels grâce à l'imbrication de filiations et influences multiples. Agrémentant sa fin d'un sketch religieux hilarant et gentiment satirique, de Crécy laisse partir ses protagonistes, comme pour signifier à quel point l'Art et l'Histoire nous échappent, à nous les hommes qui pourtant les façonnons…

 

textes et dessins
de Nicolas de Crécy
Futuropolis/Musée
du Louvre Editions

 

 

*Cet aspect-là de la BD trahit la commande: on sent de Crécy enfermé par une nécessité de promouvoir le musée du Louvre, qui a co-produit l'album. Notons toutefois que l'édition propose un index précis des œuvres reproduites, ce qui peut s'avérer très intéressant. Mais attention: la liste renvoie aux numéros de planches et non aux pages donc le lecteur doit lui-même faire la conversion!

Raphoufoune