Désœuvré
de Lewis Trondheim
(2005)

Sur la couverture épurée, typique de L'Association , le mot "essai" a de quoi intriguer! Un essai en BD? C'est plutôt nouveau comme mélange, non? Et quand on voit que l'auteur de cet essai dessiné n'est autre que le vénéré Lewis Trondheim, ça donne d'autant plus envie de se plonger dans un tel ouvrage. Dès les premières pages, on est bien dans du Trondheim tout craché: un mélange d'humour subtilement burlesque, de tendresse pudique mais parfois très émouvante (comme les références à Franquin et Hokusai), et de pensées aux apparences parfois simplistes mais au fond très sensées. Evidemment, Trondheim nous sert aussi son plat favori: le récit qui se mord la queue! En effet, quoi de mieux qu'une BD pour expliquer qu'il fait un petit break dans sa carrière florissante?!
Sous prétexte d'introspection, Trondheim se met en scène (sous les traits d'un oiseau anthropomorphique) pour nous servir une sorte d'examen métaphysique sur l'avenir des auteurs BD (et de lui-même en particulier), sur le risque de la répétition et de l'effondrement du talent, voire sur la condition humaine en général. La lucidité (notamment pour la montagne de la vie d'artiste !) et la simplicité dont il fait preuve alimentent de belle façon tout ce qui a déjà pu être dit sur ce presque obligatoire mal-être des artistes. A priori rien de très nouveau sous le soleil – d'un point de vue socio-psychologique du moins – mais Désœuvré s'avère être un éblouissant état des lieux de la création BD, de son histoire même, ainsi qu'un hommage vibrant aux grands maîtres, à ceux qui galèrent… et aux grands maîtres qui galèrent!

Pour procéder à cette grandiose remise en question, l'auteur s'applique à mettre sur pied un véritable rapport d'enquête (sous forme de carnet de bord), parsemé d'interviews et témoignages d'autres auteurs BD (de Gotlib à Sfar en passant par Ptiluc, Margerin ou Tibet), les mettant aussi en scène sous des formes animales anthropomorphiques, lesquelles constituent d'ailleurs d'efficaces caricatures si l'on en juge l'exemple de Gotlib dont la gueule est connue de tous. Ainsi, Désœuvré s'inscrit dans ce qu'on pourrait appeler de l'auto-documentaire-BD! Au lieu de tenir la caméra, Trondheim tient le crayon mais le processus est le même qu'au cinéma (ou à la télé): c'est lui qui guide la narration en en étant le fil rouge, se fondant à la fois dans la peau du personnage principal et dans celle d'un metteur en scène qui tire les ficelles et réarrange à sa façon les conclusions de son enquête – du montage en fait!
Avec son habileté, il parvient même à conjurer les inexorables inconvénients du style documentaire (c'est d'autant plus vrai pour un auto-documentaire): le risque de non-adéquation entre image et propos, cet inévitable constat que l'image ne sert parfois à rien car elle est incapable d'illustrer la narration ou les conversations. Trondheim ne fait rien d'exceptionnel mais il se sert de l'image tantôt comme un élément contemplatif (un hommage à Hokusai ?), tantôt comme une possibilité d'insérer un peu de fraîcheur et d'humour. Bref, l'image (le dessin) procède à une logique de respiration pour rendre le sujet de cet essai-BD plus léger qu'il n'aurait pu l'être s'il avait été livré sous une forme classiquement littéraire.

Mais le talent de Lewis Tronheim, c'est surtout de parvenir à se remettre en cause si ouvertement tout en atteignant un état de grâce presque déstabilisant – cette œuvre tient du génie ! La forme que prend cette auto-analyse (de lui-même et de la BD en général) est assez osée mais payante car originale et maîtrisée. Elle montre à quel point Trondheim a de grandes chances de (justement) ne pas tomber dans le piège du non-renouvellement ou de la facilité lucrative. Le défi est le cheval de bataille de Trondheim et c'est ce qui lui permettra sûrement de survivre à cette période de doutes dont il fait preuve ici. Sa déroutante facilité d'adaptation à tous les styles et la forme même de cet ouvrage permettent d'ailleurs de relancer le débat qui fait "rage" actuellement dans le monde de la BD: Frantico* n'est-il pas un nom de plume alternatif de Lewis Trondheim? Une sorte d'Emile Ajar de la BD?... Dans tous les cas, il y a de fortes chances que Trondheim nous étonne encore longtemps!

 

Textes et dessins : Lewis Trondheim
Edition : L'Association (collection Éprouvette)

 

*voir critique du Blog de Frantico , ici-même chez Tohu-Bohu !

Raphoufoune